Mur décoré d'objets conçus par Catherine Lévy et Sigolène Prébois

                                                                                           

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Catherine et Sigolène se sont croisées pour la première fois quand elles avaient seize ans, à Paris, grâce au frère de Sigolène, Christophe, qui les a présentées l'une à l'autre après les avoir assurées qu'elles se ressemblaient beaucoup.

À première vue, cela n'avait rien d'évident, mais au fond, c'était vrai.

Elles partageaient le même penchant pour l'excentricité, la même envie de tout fabriquer elles-mêmes, et la même volonté de se distinguer en transformant ce qui les entourait, pour mieux se l'approprier.

C'était d'autant plus étonnant qu'elles fréquentaient toutes les deux des lycées classiques dans des quartiers plutôt conservateurs, où elles se sentaient, chacune de leur côté, bien singulières.

Quelques années plus tard, en 1984, quand Sigolène décida d'étudier le design industriel, Catherine, qui s'évertuait à apprendre le chant classique et qui commençait à douter de son choix, la suivit. L'Ecole nationale supérieure de création industrielle voulait former de bons designers, en pariant audacieusement sur l'autonomie et la responsabilisation des élèves.

De grands moyens dotaient cette entreprise et quand Sigolène et Catherine y entrèrent, une soixantaine d'étudiants s'ébattaient dans onze mille mètres carrés de locaux, dont seulement mille étaient aménagés. Au bout d'un mois, les fondateurs de l'Ecole démissionnèrent et quittèrent l'établissement pour protester contre la remise en question de leur projet initial.

Alors, il y une petite révolution parmi les élèves et le directeur fut renvoyé. Puis la plupart des professeurs s'en allèrent, suivis par la moitié des élèves. Ceux qui restèrent investirent gaiement les ateliers de bois, de plastiques et de métal, les immenses salles vides, la terrasse, et, avec les quelques enseignants qui restaient, en profitèrent pour mener plein d'expériences.

Dans ce bouillon, la surprise passée, Catherine et Sigolène se sentaient bien.

Avec un autre élève, Renaud Supiot, ils formaient le groupe Braguette Magique, et fabriquaient des bijoux en latex de toutes les couleurs et de toutes les formes : hérissons, souris, éléphants et spermatozoïdes, dodus, caoutchouteux, roses, bleus, à pois, rayés et bariolés. Ou encore, une rivière de fraises, un collier en forme d'autoroute, et une pièce d'exception comme la veste Pôle Nord, garnie d'ours et de pingouins en relief. C'était une petite industrie clandestine, avec des bidons de latex, des moules en plâtres alignés les uns à côté des autres, et des idées nouvelles tous les jours.

Tout le monde venait les voir, les essayer et même les acheter. Une amie, Léna Hirzel, élève de l'école, leur proposa de les fabriquer en série et de les diffuser. Elle et son mari, Jacques Guillemet, fondèrent la société Pylônes et démarrèrent la production. Le succès fut immédiat. Les boutiques du monde entier commandaient, et de nombreux articles et émissions de télévision furent consacrées aux trois petits prodiges dont la créativité défiait la crise économique.

Quand même, pendant ce temps-là, l'école redevenait une école et Catherine et Sigolène retournèrent à leurs études, heureuses de leur petite gloire et de l'argent de poche que leur rapportaient leur royalties. Et puis, cinq années après leur entrée à l'Ensci, elles en sortirent diplômées et très perplexes quant à leur avenir.

Où était le commencement ?

Il y avait un atelier à louer dans la cour de Catherine, pas très grand et abandonné, et ses parents acceptèrent d'en payer le modeste loyer. Repeint, nettoyé, et même sans chauffage et sans toilettes, c'était un lieu brillant de promesses, où elles s'installèrent avec trois-quatre camarades d'école, pour faire face ensemble au grand vertige de l'avenir.

Après quelques mois de cohabitation un peu incertaine, Catherine et Sigolène les virent partir sans regrets. Elles avaient fait et refait leur book, et l'avaient montré à toutes les agences que leur travail aurait pu intéresser, mais personne ne donnait vraiment suite, malgré l'enthousiasme que leurs projets (fictifs) suscitaient.

Le temps des Braguette Magique était déjà passé (sans doute, cette idée avait été un peu surexploitée, trop vite, par les Pylônes, ce qui leur donna le goût de l'indépendance, et le désir d'ancrer leurs objets dans la durée).

Elles trouvaient de petits boulots de décors de vitrines et de bricolages, qu'on leur déléguaient. Même si, au fond, elles savaient très bien qu'elles n'iraient pas très loin comme ça, elles étaient occupées et gagnaient un tout petit peu d'argent. Elles avaient réussi à obtenir, en produisant leurs prototypes de Braguette Magique, le statut d'artistes qui leur permettait d'émettre des factures.

Au bout de quelques mois, l'Ensci les convia à participer à un concours ouverts aux anciens et nouveaux élèves. Il fallait dessiner un trophée pour un magazine de cosmétiques qui décernait des prix aux meilleurs produits de beauté. L'atelier prit plus que jamais des allures de laboratoire : autour d'un lot de petites éprouvettes boursouflées trouvées en solde chez un verrier, elles coulaient de la résine, y plongeaient fleurs fraîches et pigments, tentaient toutes sortes d'inclusions et de feuilletages. Elles produirent trois modèles, et l'un des trois, miracle, remporta le concours, doté d'un prix de deux mille francs.

Restait à produire elles-mêmes, et à livrer en temps et heure pour la cérémonie de remise, les trois cent exemplaires de leur trophée au magazine. Cela était bien spécifié dans leur contrat, mais en tout petits caractères. Dans leur joie d'être invitées à concourir, elles ne l'avaient pas vraiment lu.

De laboratoire, l'atelier se transforma en usine. Toutes collantes de résine époxy, respirant à pleins poumons ses effluves, elles priaient pour que les variations météorologiques ne compromettent pas le mystérieux processus de polymérisation dont dépendait leur honneur. Heureusement, l'Ecole les laissait utiliser ses ponceuses et tout le monde leur prodiguait soutien et conseils. Le pari fut tenu : la remise des prix eut lieu, précédée de leur montée sur scène, pour y recevoir un chèque géant (en taille, pas en zéros). Hélas, leur joie fut de courte durée : au fur et à mesure que les trophées étaient distribués aux lauréats, certains tombaient en pièces détachées… Peut-être la colle était-elle trop fraîche, ou le temps trop humide pour qu'elle puisse prendre ?

Elles n'y réfléchirent pas trop, car un heureux concours de circonstances (en partie dû à leur notoriété de Braguette Magique) les envoya à Tokyo, pour y décorer un sapin de Noël. Ce fut à partir de ce voyage qu'elles se présentèrent sous le nom de Tsé & Tsé associées.

À leur retour, et malgré le petit bémol final, cette histoire de trophée les décida, non sans quelque appréhension, à ne plus accepter de travaux pour d'autres et à concentrer leurs efforts sur leurs propres créations.

L'aventure des bijoux Braguette Magique y était aussi pour quelque chose : dans les deux cas, elles avaient travaillé sans subir l'influence de professeurs ni de clients, sans chercher à plaire à quiconque à l'exception d'elles-mêmes, et elles avaient gagné. Il leur fallait donc renoncer dans l'immédiat à gagner de l'argent, rester sourdes à la raison, en somme, et surmonter leur timidité face à la page blanche.

Heureusement, elles avaient une piste : toutes les choses qu'elles aimaient. Les guirlandes lumineuses habillées de petits piments rouges vues dans le quartier mexicain de Los Angeles, ou bien les fleurs, gracieuses et un peu sauvages, qu'elles admiraient dans la vitrine du révolutionnaire fleuriste Christian Tortu. Ou encore, les estampés, incroyable inventaire de motifs en laiton embouti, que l'on trouvait dans le quartier du Temple, voué à la bijouterie fantaisie et où se trouvait leur atelier. Il y avait aussi le velours de coton aux couleurs acidulées qu'elles avaient découvert chez un soldeur, en passant par les infinies variétés de pistils pour fleurs artificielles, minutieusement classés par variétés dans le dédale des tiroirs d'un vieil atelier de Strasbourg Saint Denis. Etc…

Encouragées par l'exemple d'amis qui faisaient fabriquer, en petites quantités, chez des artisans du quartier, des bijoux fantaisie charmants que l'on s'arrachait, elles résolurent d'emprunter le même chemin pour leurs objets, décidant de mettre de côté, momentanément du moins, l'idée qu'elles étaient censées travailler pour l'industrie. Elles achetèrent de petites tomates et autres dinosaures de plastique et les enfilèrent sur des ampoules de guirlandes électriques, façonnèrent des pochettes (pour poches de vestes) en forme d'oiseaux, leur crête piquées de pistils de fleurs, dans leur cher velours, firent souder sur des épingles à cheveux formées par elles-mêmes des estampés en forme d'étoiles et de poissons, puis les portèrent chez le doreur. Elles se familiarisaient avec les factures, les fournisseurs, et les prix de revient. Bien entendu, elles ne se payaient pas, et ne comptaient pas leurs heures de travail, mais elles s'émerveillaient de leurs productions.

Elles tournaient aussi autour de leurs petites éprouvettes boursouflées, les collaient ensemble pour former, par exemple, un vase-orgue qui se défaisait dès que l'on y mettait de l'eau. Un jour, elles eurent l'idée de les articuler ensemble, avec des anneaux soudés sur des tiges comme par un système de charnières. Alors elles tronçonnèrent en rondelles un tube de laiton du diamètre de leurs éprouvettes, et les firent souder sur des tiges qu'elles avaient coupées. Vingt éléments de métal garnis de vingt et une éprouvettes, répétés, leur semblèrent former la juste longueur.

Ensuite, de l'eau et des fleurs, et ce fut le vase d'Avril, petit, bancal, mais combien merveilleux.

Elles en firent fabriquer dix exemplaires et organisèrent fiévreusement leur première vente. En réalité, c'était un peu une kermesse de fin d'année : on était en juillet, il faisait chaud, et elles ne savaient pas trop qui inviter à part leurs amis et leur famille, mais elles brûlaient de montrer et de vendre leurs trésors : le vase, mais aussi les guirlandes qui faisaient une si jolie lumière, les épingles à cheveux et toutes leurs "créations".

Le jour de la vente, leur première cliente fut une gracieuse colombe qui entra par la fenêtre de l'atelier et passa tout le jour à s'ébattre dans les plats de gâteaux qu'elles avaient préparés pour leur clientèle, avant de s'en aller le soir venu. En plus de la sienne, il y eu de nombreuse visites. On pouvait acheter le petit vase d'avril, mais aussi commander (si l'on en payant la moitié d'avance) le modèle plus grand dont elles avaient fait une maquette en plastique et carton bombé en argent.

Ce fut un succès suffisamment encourageant pour qu'en septembre, elles mettent en production le vase d'Avril, dont elles commandèrent cinquante exemplaires : mille tubes de verre (fabriqués exprès pour elles, à leurs dimensions) et mille pièces de métal, des quantités presque industrielles et un prix de revient assez raisonnable. Il fallait aussi penser à une boîte, à un texte et des dessins d'explication. Dès qu'elles reçurent leur prototype (après quelques mois à harceler leurs fournisseurs que cette histoire n'intéressait pas beaucoup), elles prirent leur courage à quatre mains et obtinrent rendez-vous avec leur fleuriste préféré, Christian Tortu. Elles y allèrent en tremblant, transportant en métro leur vase plein d'eau et de fleurs dans un panier à champignons. Il aima immédiatement cet objet et il commanda tout leur stock. Elles firent la livraison et le lendemain, passèrent de longues minutes devant sa boutique, à contempler leur vase fleuri par celui qu'elles admiraient tant, qui, en plus, avait disposé dans sa vitrine une petite ardoise sur laquelle il précisait que c'était une création de Tsé & Tsé associées.

C'était le milieu du mois de décembre 1990.

Christian Tortu, contrairement à ce qu'elles espéraient, ne les appela pas immédiatement pour leur dire qu'il avait tout vendu tous les vases. Avec les quelques exemplaires qu'il leur restait, elles organisèrent leur première vente de Noël, qui dura trois jours. Envoyées par la poste, leurs invitations, petites feuilles vertes trouvées dans l'atelier de fleurs artificielles, éveillèrent la curiosité. L'atelier bien propre, arrangé en boutique, éclairé, leur semblait féerique.

À l'étalage, à côté du vase d'Avril plein de jonquilles, on trouvait des épingles à cheveux dorées et argentées, des vases de poche étanches, des pochettes oiseaux, des guirlandes de tomates, de dinosaures et d'oignons en plastique, et un miroir de poche en maillechort ajouré et poli, présentés avec grand soin. Elles suivaient leurs rares clients pas à pas, et leur expliquaient le fonctionnement de toutes leurs inventions. Au soir du troisième jour, elles avaient encaissé 13000 francs, et pouvaient commander à nouveau des marchandises à leurs fournisseurs, dont elles réglaient toujours les factures à la livraison, avant d'avoir vendu quoi que ce soit : c'était un de leurs principes, car, au moins, même si personne ne leur achetait plus jamais rien, elles étaient sûres de pouvoir honorer leurs créances. Heureusement, elles n'en arrivèrent pas là.

En janvier 1991, sur les conseils de leur comptable, elles commencèrent à se payer 300 francs par mois, un nouveau triomphe. Et vogue le navire…

Ce n'était pas toujours facile, mais elles commençaient à y croire.

De plus, si l'une se décourageait, l'autre la remettait d'aplomb, car elles ne déprimaient jamais en même temps : c'est l'avantage d'être deux. De toute façon, elles n'avaient pas d'autre envie que celle de se retrouver chaque matin à 8 h 45 au café du coin, et de se démener toute la journée pour faire exister de nouveaux objets et les vendre.

En se passant à tour de rôle le même crayon, en discutant, elles gribouillaient dans un grand cahier ce qui leur passait par la tête. Souvent, en interprétant de travers le croquis de l'une, l'autre trouvait une bonne idée. Rebond après rebond, les dessins fusaient, et le projet prenait forme. Ensuite, elles cherchaient dans leur grande bible de fournisseurs, le Kompass, qui pourrait le fabriquer. Internet n'existait pas. Elles envoyaient par fax des demandes de prix qui commençaient par : "Designers de notre état…". Comme elles n'avaient pas de raison sociale, elles signaient de leurs deux noms, et il était assez rare qu'on leur réponde. Elles rappelaient, harcelaient les standardistes, jusqu'à obtenir autre chose que le sempiternel "Ceci n'entre pas dans le cadre de nos fabrications". Cela, elles le savaient déjà, puisqu'elles avaient imaginé un objet inédit ; mais comment, justement, le faire rentrer dans le cadre de la fabrication ?

Elles se montraient moins convaincantes quand il s'agissait de vendre, mais il était pourtant nécessaire de démarcher des boutiques. Si Christian Tortu, dans son élan, leur avait acheté tout leur stock, il restait une exception. Certains, tout simplement, n'aimaient pas leur travail et le faisaient savoir plus ou moins gentiment, (sans parvenir à les faire douter). Ailleurs, on leur passait une toute petite commande, dérisoire, ridicule, même après avoir manifesté un engouement sans bornes. Surtout, il y avait peu de lieux qui convenaient à leurs objets : elles n'étaient pas à leur aise dans les galeries de design, trop branchées, trop précieuses.

Elles avaient depuis longtemps repéré la Galerie Sentou, bastion d'architectes et de designers des années 70, qui présentait avec une constance méritoire des éléments de mobilier en bois, fleurant les idéaux du retour à la terre et de la vie macrobiotique.

Cependant, on y trouvait aussi les lampes de papier d'Isamu Noguchi, l'escalier en fonte d'aluminium de Roger Tallon, et les meubles de Charlotte Perriand : ces trois designers étaient pour elles des références prestigieuses depuis leur enfance, et elles rêvaient de voir leurs objets se côtoyer dans un même lieu.

Elles s'évertuèrent donc à prendre rendez-vous avec le jeune M. Romanet qui, leur avait-on dit, remplaçait l'irascible M. Sentou, connu pour son humeur difficile. Finalement, elles s'en furent le trouver, emportant comme d'habitude le vase d'avril rempli et fleuri, mais aucune autre de leurs créations, jugées indignes de figurer dans ce temple du design.

Pierre Romanet fut très aimable et se montra intéressé par leur vase, tout en demeurant assez perplexe, car il trouvait qu'un tel objet détonnait dans la galerie dont il souhaitait préserver l'esprit. Après avoir envisagé un instant de faire fabriquer un exemplaire du vase en bois pour faciliter son intégration, il décida de prendre le risque et l'installa tel quel sur une étagère.

Le lendemain, il les appela pour leur en commander un autre, car il l'avait vendu. Elles accoururent, et ils reprirent le fil de la conversation qu'ils avaient commencée la veille. Il s'en suivit une histoire à la Shéhérazade : tous les jours, pendant plusieurs mois, il vendait un vase, et elles revenaient lui en livrer un. Chaque fois, ils discutaient au moins une heure, de leurs études respectives, de l'avenir du design, de leur admiration pour Noguchi. Ils s'appréciaient beaucoup.

Elles s'en retournaient chez elles pleines d'entrain et mirent au point, en un an environ, le vase Paresseux, les Fleurs Flottantes, et la guirlande Squelettique. A leurs ventes de Noël, ces objets étaient appréciés, mais elles n'osaient toujours pas les montrer à l'extérieur. Le vase d'Avril, pendant ce temps, commençait une brillante carrière en Amérique, dans un magasin de mode pointu de Los Angeles, Maxfield, fréquenté par les stars. Christian Tortu l'avait fait connaître à New York, où il prit naturellement sa place devant les fenêtres à guillotine. Ainsi, chaque soir, elles rôdaient dans le Sentier pour y récupérer les cartons d'emballage jetés par les façonniers. Elles sélectionnaient les plus propres et les utilisaient pour leurs expéditions.

Un jour d'hiver 1993, un fax sortit de leur machine téléphonique.

Pierre Romanet leur proposait de faire une exposition dans l'annexe de la galerie, qui servait de vitrine aux lampes Noguchi. Elles crurent à une erreur de destinataire : il ne connaissait de leur travail que le vase d'Avril. Mais le fax s'adressait bien à Tsé & Tsé associées. Il se rendit à leur atelier et adopta instantanément l'ensemble de leurs objets. La date du vernissage fut fixée au 1er avril : le temps pressait, pour fabriquer des dossiers de presse, décider de l'invitation, et finaliser les produits, les emballages, la présentation.

Aiguillonnées comme jamais, elles élaborèrent une scénographie pédagogique, de grands tableaux noirs sur lesquels les objets étaient agrafés. Le vase d'Avril, par exemple, y était décortiqué, en pièces détachées d'un côté, et tout monté de l'autre. Des couverts trapus encadraient une assiette et un verre fictifs, esquissés à la craie. Pierre fit construire un petit bassin pour que les bouées des Fleurs Flottantes puissent naviguer librement parmi les poissons rouges. Se souvenant avoir envisagé, au début, de vendre le vase d'Avril au mètre, elles firent installer sur toute la longueur de la vitrine des étagères étroites et y déroulèrent des longueurs de tubes articulés. Le remplissage fut périlleux, mais la vitrine zébrée de fleurs était époustouflante. De l'autre côté, elles avaient suspendu une grappe de vases Paresseux, remplis de branches de poirier fleuries et de fritillaires mouchetées de rose. Elles voyaient pour la première fois leurs objets présentés avec une telle profusion, et elles en étaient elles-mêmes éblouies. Le chauffeur du bus 76 qui passait dans la rue devait l'être aussi, puisqu'il ralentissait devant la galerie pour admirer le spectacle et en faire profiter ses passagers.

Le soir du vernissage, elles passèrent de l'ombre à la lumière. Même si leur notoriété était toute petite, le haricot qu'elles avaient planté avait germé, la pousse était solide et vigoureuse: Tsé & Tsé associées existait. La galerie Sentou ne démonta jamais vraiment l'exposition : les objets y restèrent, et se multiplièrent.